"La séquence, vue plus d'un million de fois, n'a pas manqué de faire réagir, en chœur, l'ensemble de la classe politique. «L'empathie d'un poisson mort», commente le sénateur communiste Ian Brossat, «Élisabeth Borne fidèle à elle-même, froide et sans réponse, préfère tourner les talons et les ignorer», écrit le député d'extrême droite Frédéric Falcon. Le Républicain Aurélien Pradié pointe du doigt un «mépris» qui, selon lui, «n'est pas un détail. Il est le cœur d'une vision du pays». «Une aide de l'État qui n'arrive pas, des personnels qui tiennent à bout des bras, parfois sur leurs fonds ou des cagnottes, les établissements qui accueillent les familles. Le témoignage de ce collègue est édifiant. [Elisabeth] Borne ne peut pas tourner le dos à cette réalité !», a dénoncé de son côté le SNES-FSU, premier syndicat des collèges et lycées."
>
> https://www.liberation.fr/politique/visite-ministerielle-a-mayotte-elisabeth-borne-sexplique-sur-sa-sequence-polemique-face-a-des-enseignants-20241231_O5DPP4XLFJA5VIOOL65DAUKHAM/
3 commentaires:
Gislaine RÉMY:
Lettre de mon proviseur au président :
"Tsoholé
Monsieur le Président,
"je vous fais une lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps…
Loin de moi l’idée de plagier l’idée du déserteur tout simplement parce que je ne n’ai pas le talent de Boris Vian mais surtout parce les mots qui vont suivre sont tout sauf le symbole du renoncement, de la fuite ou de la résiliation. Je déteste le concept de résilience, n’en déplaise à un autre Boris. Nous plions. Nous nous adaptons. Ici nous prions. Ici nous adoptons. Vous voyez combien une seule lettre peut tout changer. Parce nous avons pour seul credo l’humanité et son avenir : ses enfants. Il n’y a pas de renoncement ; pas de silence. Ce silence qu’ont laissé cette tempête et ce vent qui ont effacé la vie, la couleur de la terre et de la mer, l’existence bigarrée d’une population qui riait, qui pleurait aussi, qui criait ou dansait, qui courait derrière des pneus, qui sautait dans des pirogues; l’existence d’un peuple qui était digne et fier, même lorsqu’il vivait dans des bangas en tôle sous une chaleur suffocante, parfois sans eau ni électricité. Ce bruit me manque. La vie tout simplement me manque.
Voilà maintenant neuf ans que je consacre à Mayotte mon existence. Ma longue carrière de chef d’établissement au cœur de ce territoire singulier me donne peut-être le droit de vous écrire ce soir à la lumière d’une bougie car l’électricité n’est toujours pas rétablie mais je reste un privilégié car mon logement a résisté à la fureur des vents et qu’aujourd’hui j’ai eu la chance d’avoir de l’eau et de pouvoir manger car il me restait le carburant et la monnaie nécessaires. Vous voyez que je demande finalement peu : que les personnes que je croise lorsqu’elles viennent chercher de l’eau dans des récipients de fortune, dans le lycée que je ne ferme plus car il est sur le « chemin de l’eau » puissent elles aussi rapidement bénéficier du même traitement que moi.
J’ai rencontré aujourd’hui des familles à qui les secours ont distribué un peu d’eau en bouteille, de la farine et du sucre. Je serais incapable de me nourrir avec ces vivres. Sans doute parce que pour être un médiocre écrivain, je n’en suis pas moins un cuisinier peu créatif.
Monsieur le Président, tout simplement du riz (tsoholé en Shimaroé). Du riz aiderait dans un premier temps ces familles en détresse. C’est du riz que j’ai offert hier à certaines de mes élèves qui n’avaient plus rien. Je suis conscient de l’effort qui est fait par l’Etat. Mais de l’eau, du gaz et du riz sont des produits de première nécessité qui permettraient d’accompagner les plus vulnérables qui reconstruisent déjà sur les ruines leur habitat de fortune. Il fait plus de 30 degrés, vous le savez. La situation sanitaire va vite devenir préoccupante. Les secours font au mieux. Mais la faim et la soif ont quelque chose d’insupportable. Certaines communes restent pour le moment totalement sinistrées. Je vis dans le sud de l’île où les dégâts ont surtout été matériels. Mais nous sommes isolés matériellement, physiquement et psychologiquement au cœur d’un paysage défiguré et surréaliste.
Je tiendrai parce qu’il le faut. Résister, pas se résilier. Et même si la rentrée devait être repoussée, j’ouvrirai mon établissement (qui est un des plus petits lycées même si j’accueille 1800 élèves) le 13 janvier comme cela était prévu. Il n’aura d’ailleurs jamais été fermé. Le symbole est plus fort que la réalité. Bien sûr que ma fonction est d’amener les élèves à réussir en obtenant un diplôme mais ce qui compte plus que tout est qu’ils réussissent leur vie en devenant des citoyens libres et éclairés. Je suis le fils de Condorcet et le progrès social de Mayotte ne peut passer que par l’éducation, l’éducation de tous ses enfants car qu’ils soient français ou étrangers : ils partagent la même vie, la même scolarité et parlent les mêmes langues."
(…)
(…)
"Certains professeurs qui sont ici davantage des éducateurs n’auront pas quitté le territoire ou reviendront pour travailler à mes côtés et pour accueillir, accompagner et écouter tous ceux qui se présenteront (si les transports scolaires peuvent être assurés) et si nos établissements sont remis partiellement en état. Mais ce qui me terrifie, et je l’avoue me fait pleurer dans la chaleur de la nuit, ce sont ceux qui ne reviendront pas - jamais. Je leur ai dit « au revoir » lorsque nous avons fermé nos établissements de manière anticipée. Ça fait tellement mal de penser qu’il n’y a aura peut-être pas de « revoir », parce que la misère et l’insouciance de la jeunesse sont souvent de tristes conseillères. Mais il faudra être là pour tous les autres, pour tous ceux que nous devrons accompagner, à qui nous devrons montrer que la vie est encore possible sur ce petit morceau de terre.
J’ai toujours été admiratif de leur courage et de leur mérite, car il en faut lorsqu’on se lève à 4 heures chaque matin, en ayant parfois 2 heures de transport voire plus dans des bus qui se font attaquer ; sans avoir mangé, en ayant dans la journée une simple collation pour seul repas ; des cours dans lesquels le sommeil ne doit pas gagner en raison de la chaleur et d’une médiocre hygiène de vie ; et le trajet du retour, interminable. C’est le quotidien maltraitant d’un collégien, d’un lycéen ou d’un étudiant à Mayotte. Je ne m’étendrai pas sur l’insécurité et la violence - sous toutes ses formes - qui font partie de leur existence.
Et si la reconstruction permettait de changer les choses ? Mayotte pourrait être pour une fois première, la première académie à explorer une nouvelle conception de l’école. Accordez-nous exceptionnellement cette possibilité. Vous n’ignorez pas que Camus disait que « l’école prépare les enfants à vivre dans un monde qui n’existe plus. » Essayons de procéder autrement. Préparons nos enfants à un monde qui n’existe pas encore. L’imagination est le plus court chemin entre l’avenir et eux.
Je souhaiterais, Monsieur le Président, terminer cette lettre trop longue sans doute et maladroite, mais il y aurait tellement à dire, sur une note touchante. Ce matin une jeune fille et cinq enfants plus petits venaient chercher de l’eau dans des bouteilles et récipients trop lourds pour eux. (Nous prenions le chemin de l’école, ils prennent le poétique « chemin de l’eau »). J’ai distribué à chacun un jus de fruit et des gâteaux secs et tandis qu’ils me remerciaient et que leurs yeux brillaient, je leur demandais en quelle classe ils étaient. La plus grande m’a répondu être en cinquième puis les autres à tour de rôle me disaient être en grande section, en CP et CE1. Il restait une petite fille silencieuse et parlant à sa place la plus âgée m’a murmuré : « elle devrait être en CP mais elle n’a pas d’adresse donc elle ne va pas à l’école… Vous êtes le directeur, vous voulez pas lui donner une adresse ? ». J’ai simplement répondu cachant mon émotion qu’ils devaient tous lui apprendre ce qu’ils apprenaient, peut-être à écrire et même à lire. Et que j’étais certain qu’elle irait bientôt à l’école parce qu’elle aurait une adresse. Cette impuissance et mon incapacité à pouvoir l’aider davantage m’ont conduit à vous écrire. Vous voyez, une fois encore le symbole dépasse la réalité. C’est également ici que la France qui nous aide doit se mobiliser et trouver une solution pour ne laisser aucun enfant sur le bord du chemin de l’eau ou de l’école, pour lui trouver une adresse et une vraie maison. L’école est obligatoire parce qu’elle est un droit. J’ai consacré ma vie à l’enseignement et à l’instruction, sans ignorer que le premier humanisme est l’éducation. « vivre est le métier que je veux lui apprendre » disait le maître à Émile.
Pour que cette petite fille puisse apprendre à vivre en femme. Pour que tous nos enfants apprennent à vivre en hommes. Pour que Mayotte les entendent à nouveau rire, danser ou courir sans avoir peur du lendemain et du silence. Je formule ces vœux en cette période de fêtes et de résolutions."
(…)
(…)
"Et c’est avec confiance et détermination que je vous prie de croire, Monsieur le Président, en l’assurance de mes respectueuses et dévouées salutations."
Eric Keiser, proviseur du lycée Tani Malandi à Chirongui - Mayotte"
Enregistrer un commentaire