Barbara Stiegler : "En mimant une gestion du virus à la chinoise, les néolibéraux nous ont dit enfin clairement ce qu’ils pensaient" (...)
Auteure de "Il faut s’adapter". Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), remarquable généalogie philosophique et historique de l’injonction néolibérale à s’adapter à son "environnement", Barbara Stiegler publie Du Cap aux grèves, récit de sa rupture avec la routine ascétique du milieu universitaire et son "basculement dans l’action". Armée des élaborations théoriques de son précédent livre, elle y livre une lecture subjective de la séquence sociale qui va de la révolte des Gilets jaunes à la mobilisation pour les retraites. Sans dénier à ces mouvements leur puissance, elle en tire pourtant un bilan critique et invite à repenser et réinventer nos modes de mobilisation. Entretien." .../...
Ce moment de répit que vous évoquez a été soutenu par la promesse d’un "monde d’après"et de "jours heureux" qui succéderaient à la crise sanitaire. Que vous inspire ce discours ?
"La rhétorique présidentielle sur "les jours heureux", mimant de manière infantile le titre du programme du Conseil national de la Résistance en 1944, a fait long feu et j’imagine que peu de citoyens y ont cru à l’époque. Le même président leur demande maintenant "de vivre avec le virus", dans un régime d’exception où l’on pratique le couvre-feu, puis le reconfinement permanent, ce qui n’évoque pas vraiment la "Libération" ! [...]"
Dans votre livre, vous semblez établir une continuité logique entre le mouvement des gilets jaunes et celui contre la réforme des retraites. Or, eu égard au statut professionnel et à l’origine territoriale des personnes mobilisées dans l’un et dans l’autre, ce sont deux mouvements peu convergents. Quels sont les éléments qui les traversent en commun et qui vous permettent de justifier le lien entre eux ?
"Je ne parlerais pas de continuité logique. Je dirais plutôt que le mouvement des Gilets jaunes a porté celui contre la réforme des retraites car nombre d’agents de la fonction publique qui se sont engagés dans ce mouvement ont senti que, cette fois, ils seraient probablement soutenus par les classes populaires. Si les choses se sont très mal enclenchées au départ entre les Gilets jaunes et les syndicats, ces derniers ont fini par comprendre, certes tardivement, que ce mouvement n’avait rien à voir avec un parti anti-taxe hostile à l’État et aux services publics et que c’était même rigoureusement l’inverse. L’un des acquis de ce mouvement, c’est que le discours politique et médiatique opposant les "Français" aux "Fonctionnaires" a été enfin déconstruit par les gilets jaunes. La référence, permanente sur les ronds-points, à la Révolution française et à la République signifiait la réhabilitation immédiate des services publics et, en ce sens, la défense du modèle social français.
Or cette vision d’une république solidaire, opposée au projet d’une société néolibérale où chacun capitaliserait ses points, est aussi ce qui a porté le mouvement de défense des retraites. Rien d’étonnant donc à ce que les gilets jaunes se soient à nouveau mêlés aux soignants, qui avaient massivement défilé avec eux, mais aussi aux enseignants, aux cheminots ou aux postiers. C’est précisément cette convergence entre une multiplicité de classes sociales qui a permis de bloquer le projet de réforme et qui a fait si peur au pouvoir en place."
* Barbara Stiegler, Du cap aux grèves, Verdier, 144 p., 7 euros
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Barbara Stiegler : "En mimant une gestion du virus à la chinoise, les néolibéraux nous ont dit enfin clairement ce qu’ils pensaient"
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Auteure de "Il faut s’adapter". Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), remarquable généalogie philosophique et historique de l’injonction néolibérale à s’adapter à son "environnement", Barbara Stiegler publie Du Cap aux grèves, récit de sa rupture avec la routine ascétique du milieu universitaire et son "basculement dans l’action". Armée des élaborations théoriques de son précédent livre, elle y livre une lecture subjective de la séquence sociale qui va de la révolte des Gilets jaunes à la mobilisation pour les retraites. Sans dénier à ces mouvements leur puissance, elle en tire pourtant un bilan critique et invite à repenser et réinventer nos modes de mobilisation. Entretien."
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Ce moment de répit que vous évoquez a été soutenu par la promesse d’un "monde d’après"et de "jours heureux" qui succéderaient à la crise sanitaire. Que vous inspire ce discours ?
"La rhétorique présidentielle sur "les jours heureux", mimant de manière infantile le titre du programme du Conseil national de la Résistance en 1944, a fait long feu et j’imagine que peu de citoyens y ont cru à l’époque. Le même président leur demande maintenant "de vivre avec le virus", dans un régime d’exception où l’on pratique le couvre-feu, puis le reconfinement permanent, ce qui n’évoque pas vraiment la "Libération" ! [...]"
Dans votre livre, vous semblez établir une continuité logique entre le mouvement des gilets jaunes et celui contre la réforme des retraites. Or, eu égard au statut professionnel et à l’origine territoriale des personnes mobilisées dans l’un et dans l’autre, ce sont deux mouvements peu convergents. Quels sont les éléments qui les traversent en commun et qui vous permettent de justifier le lien entre eux ?
"Je ne parlerais pas de continuité logique. Je dirais plutôt que le mouvement des Gilets jaunes a porté celui contre la réforme des retraites car nombre d’agents de la fonction publique qui se sont engagés dans ce mouvement ont senti que, cette fois, ils seraient probablement soutenus par les classes populaires. Si les choses se sont très mal enclenchées au départ entre les Gilets jaunes et les syndicats, ces derniers ont fini par comprendre, certes tardivement, que ce mouvement n’avait rien à voir avec un parti anti-taxe hostile à l’État et aux services publics et que c’était même rigoureusement l’inverse. L’un des acquis de ce mouvement, c’est que le discours politique et médiatique opposant les "Français" aux "Fonctionnaires" a été enfin déconstruit par les gilets jaunes. La référence, permanente sur les ronds-points, à la Révolution française et à la République signifiait la réhabilitation immédiate des services publics et, en ce sens, la défense du modèle social français.
Or cette vision d’une république solidaire, opposée au projet d’une société néolibérale où chacun capitaliserait ses points, est aussi ce qui a porté le mouvement de défense des retraites. Rien d’étonnant donc à ce que les gilets jaunes se soient à nouveau mêlés aux soignants, qui avaient massivement défilé avec eux, mais aussi aux enseignants, aux cheminots ou aux postiers. C’est précisément cette convergence entre une multiplicité de classes sociales qui a permis de bloquer le projet de réforme et qui a fait si peur au pouvoir en place."
* Barbara Stiegler, Du cap aux grèves, Verdier, 144 p., 7 euros
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