Big Data, algorithme et intelligence artificielle, un collectif de soignants et d’informaticiens s’oppose au gouvernement
Sous couvert de lutte contre l’épidémie et d’état d’urgence sanitaire, le gouvernement a donné le coup d’envoi à son projet de méga plateforme de données de santé hébergée chez Microsoft. Petite plongée dans l’intelligence artificielle en médecine avec le collectif inter-hop qui depuis le début du projet milite contre cette plateforme géante et pour une utilisation autonome des données de santé à échelle humaine.
"La loi de juillet 2019 « relative à l’organisation et à la transformation du système de santé » comprend une partie sur « l’ambition numérique en santé » : le texte explique qu’il faut « déployer pleinement » la « télémédecine » et les « télésoins » et crée une « Plateforme des Données de Santé » chargée de « réunir, organiser et mettre à disposition » les données de santé issues de différents fichiers existants. L’idée est de mettre en place un énorme entrepôt de données produites par les organismes travaillant dans le secteur du soin afin d’alimenter et de développer des algorithmes, c’est-à-dire de faire littéralement exploser les capacités de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé.
Cette Plateforme des Données de Santé, dite «Plateforme», a précisément été créée sur les préconisations d’un rapport du député Villani qui, en mars 2018, ambitionnait de «positionner la France à l’avant-garde de l’IA ». La santé figurait parmi les cinq secteurs à « investir » en priorité, à côté de l’éducation, l’agriculture, les transports et l’armement. Dans une novlangue de pointe, le rapport parlementaire exhorte les « pouvoirs publics » à s’adapter très rapidement « sous peine d’assister impuissants à la reformulation complète des enjeux de santé publique et de pratiques médicales ». Bigre !" .../...
En principe, sur la Plateforme, toutes les données doivent être « anonymisées » ou plutôt « pseudonymisées ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept de pseudonymisation et en quoi la concentration des données dites pseudonymisées affaiblit leur anonymisation ?
"Il faut distinguer la pseudonymisation de l’anonymisation. Dans le domaine de la recherche scientifique, qui est censée être un des premiers objectifs de la Plateforme, l’anonymisation n’est pas de mise car le meilleur, et sans doute le seul, moyen d’anonymiser des données consiste, en gros, à les mélanger de façon totalement aléatoire. Mais naturellement, si on procède de la sorte, les données ne représentent plus la réalité et leur intérêt pour la recherche, notamment en santé, disparaît complètement. La pseudonymisation est alors une sorte de compromis qui consiste à faire disparaître certaines données directement identifiantes (nom, prénom, numéro de sécurité sociale, date de naissance, code postal...) ou à les remplacer par des données indirectement identifiantes (alias, clé de cryptage).[...]" .../...
"La numérisation du monde permet à chacun de nos faits et gestes d’être enregistrés, analysés, exploités et éventuellement interprétés. Cette nouvelle Plateforme géante a pour vocation d’interconnecter plusieurs dizaines de fichiers et des milliers de données de santé. Plus on lie entre elles les bases de données, plus le risque de ré-identification est élevé. Désormais, les personnes qui se font soigner en France, et dont les données de santé alimenteront la Plateforme, pourront toujours être identifiées par ceux qui, via les administrateurs du réseau Microsoft, accéderont aux serveurs. Peu importe que cela soit interdit par la loi, l’histoire récente nous a montré que les textes légaux ne sont pas des garanties suffisantes pour protéger notre vie privée. A partir du moment où une opération est techniquement possible, il faut s’attendre à ce qu’elle soit mise en œuvre par les GAFAMs [4] ou par les services répressifs des États." .../...
LA MONNAIE DE SINGE CONSPIRATIONNISTE - JULIEN CUEILLE « Ce qui est remarquable, c’est que le conspirationnisme est présenté par les experts comme étant lui-même un virus »
Après deux mois de monomanie médiatique, qu’est-ce qui ressort des millions de données déversées à flux continu (mais non sans contradictions) sur les chaînes d’info ? La connaissance serait-elle inversement proportionnelle à la quantité de messages absorbés ? Au moins Socrate, lui, savait qu’il ne « savait rien ». Toute inflation se paye d’une dévalorisation : les théories du complot nous rappellent le prix à payer pour l’inflation d’informations ; elles sont sa monnaie de singe.
"Contrairement à la grippe de Hong-Kong de l’hiver 1969, invisible car non médiatisée (bien que plus mortelle), et découverte a posteriori par les historiens, le Covid est une star, et, comme toutes les stars, il a ses tabloïds. Concernant l’origine supposée du virus, chacun y va de ses propres obsessions : des vaccins au compteur Linky, en passant par le lobby juif et les antennes 5G… Le site ConspiracyWatch en fournit une carte sans doute non exhaustive [1]. On pourrait parler, d’ailleurs, de complots « à la carte » : la Chine ? Les USA ? George Soros ? Il y a un segment de marché pour chaque parano ; le virus, comme une pub ciblée, se décline en plusieurs teintes. Si un-e Français-e sur 4 estime que le virus a été conçu en laboratoire [2], d’autres versions sont bien entendu disponibles.
Ce qui est remarquable, c’est que le conspirationnisme est présenté par les experts comme étant lui-même un virus (l’OMS elle-même parle d’« infodémie », et a recours à des spécialistes en communication pour l’« éradiquer »). Rien de neuf : cette métaphore est constante dans les discours sur les théories du complot. [...]"
"Parler de « virus » complotiste suppose toutefois une conception de l’humain assez particulière : on évitera de faire mémoire ici de toutes les occurrences des métaphores biologiques appliquées, dans des circonstances parfois bien plus tragique, à des catégories de population vues comme « parasites » ou dangereusement contagieuses. Les fameux « experts » font abstraction des personnes, vues comme de simples porteurs d’idées malsaines, et dont on ne cesse de répéter que ce sont en majorité des catégories sociales défavorisées et des jeunes : or justement ce déni, entendu comme un mépris de la part des détenteurs du savoir, a pour effet de conforter les amateurs d’ « infox » dans leur posture. La rhétorique anti-« populiste », convoquée à l’encontre des Gilets Jaunes, confirme en cela les personnes visées dans leur sentiment d’être méprisés par les élites.
Avec la mise en œuvre des préconisations règlementaires pour éviter la circulation de fausses informations et de contenus « inappropriés », dont la loi Avia n’est qu’un des derniers avatars, la lutte contre le complotisme prend un virage (plutôt qu’un visage) algorithmique. Chacun comprend la panique qui s’est emparée de nos gouvernants, obligés de légiférer pour interdire le mensonge, le délire ou l’abjection. Des bots parcourent les réseaux pour scanner les idées nocives et rétablir, à l’aide d’un bandeau ad hoc, la seule vérité acceptable, aux yeux des machines qui nous gouvernent." .../...
"Au lieu de pointer des défaillances réelles, et de s’engager dans un véritable débat politique et social (oui, la 5G, qui étend l’empire des industries du numérique, doit être combattue, mais évidemment pas pour les raisons délirantes qu’on lui attribue), les théories du complot se réfugient dans un imaginaire d’allure faussement paranoïaque… Mais à leur façon, elles ne sont peut-être qu’une nouvelle version de la célèbre grimace qu’un fameux étudiant, en mai 68, opposait aux CRS… Autres temps, autres mœurs : mais la singerie garde ses droits."
Julien Cueille (professeur de philosophie, chargé de cours à Montpellier-3, auteur de Le Symptôme complotiste, Eres, 2020)
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LA PIEUVRE MICROSOFT ET NOS DONNÉES DE SANTÉ
Big Data, algorithme et intelligence artificielle, un collectif de soignants et d’informaticiens s’oppose au gouvernement
Sous couvert de lutte contre l’épidémie et d’état d’urgence sanitaire, le gouvernement a donné le coup d’envoi à son projet de méga plateforme de données de santé hébergée chez Microsoft. Petite plongée dans l’intelligence artificielle en médecine avec le collectif inter-hop qui depuis le début du projet milite contre cette plateforme géante et pour une utilisation autonome des données de santé à échelle humaine.
"La loi de juillet 2019 « relative à l’organisation et à la transformation du système de santé » comprend une partie sur « l’ambition numérique en santé » : le texte explique qu’il faut « déployer pleinement » la « télémédecine » et les « télésoins » et crée une « Plateforme des Données de Santé » chargée de « réunir, organiser et mettre à disposition » les données de santé issues de différents fichiers existants. L’idée est de mettre en place un énorme entrepôt de données produites par les organismes travaillant dans le secteur du soin afin d’alimenter et de développer des algorithmes, c’est-à-dire de faire littéralement exploser les capacités de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de la santé.
Cette Plateforme des Données de Santé, dite
«Plateforme», a précisément été créée sur les préconisations d’un rapport du député Villani qui, en mars 2018, ambitionnait de «positionner la France à l’avant-garde de l’IA ». La santé figurait parmi les cinq secteurs à « investir » en priorité, à côté de l’éducation, l’agriculture, les transports et l’armement. Dans une novlangue de pointe, le rapport parlementaire exhorte les « pouvoirs publics » à s’adapter très rapidement « sous peine d’assister impuissants à la reformulation complète des enjeux de santé publique et de pratiques médicales ». Bigre !"
.../...
En principe, sur la Plateforme, toutes les données doivent être « anonymisées » ou plutôt « pseudonymisées ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept de pseudonymisation et en quoi la concentration des données dites pseudonymisées affaiblit leur anonymisation ?
"Il faut distinguer la pseudonymisation de l’anonymisation. Dans le domaine de la recherche scientifique, qui est censée être un des premiers objectifs de la Plateforme, l’anonymisation n’est pas de mise car le meilleur, et sans doute le seul, moyen d’anonymiser des données consiste, en gros, à les mélanger de façon totalement aléatoire. Mais naturellement, si on procède de la sorte, les données ne représentent plus la réalité et leur intérêt pour la recherche, notamment en santé, disparaît complètement. La pseudonymisation est alors une sorte de compromis qui consiste à faire disparaître certaines données directement identifiantes (nom, prénom, numéro de sécurité sociale, date de naissance, code postal...) ou à les remplacer par des données indirectement identifiantes (alias, clé de cryptage).[...]"
.../...
"La numérisation du monde permet à chacun de nos faits et gestes d’être enregistrés, analysés, exploités et éventuellement interprétés. Cette nouvelle Plateforme géante a pour vocation d’interconnecter plusieurs dizaines de fichiers et des milliers de données de santé. Plus on lie entre elles les bases de données, plus le risque de ré-identification est élevé. Désormais, les personnes qui se font soigner en France, et dont les données de santé alimenteront la Plateforme, pourront toujours être identifiées par ceux qui, via les administrateurs du réseau Microsoft, accéderont aux serveurs. Peu importe que cela soit interdit par la loi, l’histoire récente nous a montré que les textes légaux ne sont pas des garanties suffisantes pour protéger notre vie privée. A partir du moment où une opération est techniquement possible, il faut s’attendre à ce qu’elle soit mise en œuvre par les GAFAMs [4] ou par les services répressifs des États."
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https://lundi.am/pieuvre-microsoft
LA MONNAIE DE SINGE CONSPIRATIONNISTE - JULIEN CUEILLE
« Ce qui est remarquable, c’est que le conspirationnisme est présenté par les experts comme étant lui-même un virus »
Après deux mois de monomanie médiatique, qu’est-ce qui ressort des millions de données déversées à flux continu (mais non sans contradictions) sur les chaînes d’info ? La connaissance serait-elle inversement proportionnelle à la quantité de messages absorbés ? Au moins Socrate, lui, savait qu’il ne « savait rien ». Toute inflation se paye d’une dévalorisation : les théories du complot nous rappellent le prix à payer pour l’inflation d’informations ; elles sont sa monnaie de singe.
"Contrairement à la grippe de Hong-Kong de l’hiver 1969, invisible car non médiatisée (bien que plus mortelle), et découverte a posteriori par les historiens, le Covid est une star, et, comme toutes les stars, il a ses tabloïds. Concernant l’origine supposée du virus, chacun y va de ses propres obsessions : des vaccins au compteur Linky, en passant par le lobby juif et les antennes 5G… Le site ConspiracyWatch en fournit une carte sans doute non exhaustive [1]. On pourrait parler, d’ailleurs, de complots « à la carte » : la Chine ? Les USA ? George Soros ? Il y a un segment de marché pour chaque parano ; le virus, comme une pub ciblée, se décline en plusieurs teintes. Si un-e Français-e sur 4 estime que le virus a été conçu en laboratoire [2], d’autres versions sont bien entendu disponibles.
Ce qui est remarquable, c’est que le conspirationnisme est présenté par les experts comme étant lui-même un virus (l’OMS elle-même parle d’« infodémie », et a recours à des spécialistes en communication pour l’« éradiquer »). Rien de neuf : cette métaphore est constante dans les discours sur les théories du complot. [...]"
"Parler de « virus » complotiste suppose toutefois une conception de l’humain assez particulière : on évitera de faire mémoire ici de toutes les occurrences des métaphores biologiques appliquées, dans des circonstances parfois bien plus tragique, à des catégories de population vues comme « parasites » ou dangereusement contagieuses. Les fameux « experts » font abstraction des personnes, vues comme de simples porteurs d’idées malsaines, et dont on ne cesse de répéter que ce sont en majorité des catégories sociales défavorisées et des jeunes : or justement ce déni, entendu comme un mépris de la part des détenteurs du savoir, a pour effet de conforter les amateurs d’ « infox » dans leur posture. La rhétorique anti-« populiste », convoquée à l’encontre des Gilets Jaunes, confirme en cela les personnes visées dans leur sentiment d’être méprisés par les élites.
Avec la mise en œuvre des préconisations règlementaires pour éviter la circulation de fausses informations et de contenus « inappropriés », dont la loi Avia n’est qu’un des derniers avatars, la lutte contre le complotisme prend un virage (plutôt qu’un visage) algorithmique. Chacun comprend la panique qui s’est emparée de nos gouvernants, obligés de légiférer pour interdire le mensonge, le délire ou l’abjection. Des bots parcourent les réseaux pour scanner les idées nocives et rétablir, à l’aide d’un bandeau ad hoc, la seule vérité acceptable, aux yeux des machines qui nous gouvernent."
.../...
"Au lieu de pointer des défaillances réelles, et de s’engager dans un véritable débat politique et social (oui, la 5G, qui étend l’empire des industries du numérique, doit être combattue, mais évidemment pas pour les raisons délirantes qu’on lui attribue), les théories du complot se réfugient dans un imaginaire d’allure faussement paranoïaque… Mais à leur façon, elles ne sont peut-être qu’une nouvelle version de la célèbre grimace qu’un fameux étudiant, en mai 68, opposait aux CRS… Autres temps, autres mœurs : mais la singerie garde ses droits."
Julien Cueille (professeur de philosophie, chargé de cours à Montpellier-3, auteur de Le Symptôme complotiste, Eres, 2020)
https://lundi.am/La-monnaie-de-singe-conspirationniste-Julien-Cueille
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