Route solaire : le désastre annoncé est consommé
Par Michel Albouy.
Le mardi 6 août 2018, Médiapart titrait « MSC : les preuves du mensonge d'Alexis Kohler, numéro 2 de l'Élysée ». Il n'en fallait pas plus, après le pschitt de l'affaire Benalla, pour relancer la machine médiatique qui traque la garde rapprochée du président Emmanuel Macron. C'est ainsi que Le Monde titrait à son tour le 8 août : « Affaire Kohler : Anticor dépose une deuxième plainte pour prise illégale d'intérêt » : le secrétaire général de l'Élysée, Alexis Kohler, est accusé d'avoir caché ses liens familiaux avec l'armateur MSC tout en votant en faveur de contrats à venir entre la firme italo-suisse et le port du Havre.
De ce que l'on sait, Alexis Kohler, alors qu'il siégeait de 2010 à 2012 au conseil de surveillance du Grand Port maritime du Havre (GPMH) en tant que représentant de l'Agence des participations de l'État (APE), ne se serait pas déporté à l'occasion de votes concernant des contrats à venir entre GPMH et Terminal Normandie MSC (TNMSC), filiale française de l'armateur italo-suisse et acteur majeur de l'extension considérable du port alors engagée.
Selon Anticor, M. Kohler aurait voté, contre l'avis du commissaire du gouvernement, en faveur de l'extension de la présence de TNMSC dans le nouveau terminal « Port 2000 ». Il ne nous appartient pas ici de nous substituer à la Justice dans cette affaire. Nous souhaitons simplement apporter quelques précisions juridiques et montrer que cette affaire est également celle d'un État actionnaire obèse.
Un conflit d'intérêts n'est pas synonyme de prise illégale d'intérêts
Le conflit d'intérêts n'est pas défini par la loi française. Il est généralement défini comme un conflit entre la mission d'un agent public et ses intérêts privés, conflit susceptible d'influencer la manière dont il exerce ses fonctions. En d'autres termes, le conflit d'intérêt peut potentiellement remettre en cause la neutralité et l'impartialité avec lesquelles la personne doit accomplir sa mission du fait de ses intérêts personnels.
C'est cette absence potentielle de neutralité qui est au cœur du conflit. L'exemple classique est celui d'un fonctionnaire chargé de contrôler une entreprise privée qui travaille dans cette même entreprise peu après avoir quitté ses fonctions, ou celui d'un décideur public (maire, président de collectivité locale, etc.) qui décide de verser des subventions à une entreprise ou une association dont l'un de ses proches (famille, amis) est dirigeant. Bien d'autres exemples pourraient être cités.
Si le conflit d'intérêts n'est pas un délit, c'est la prise illégale d'intérêts, qui bien souvent en découle, qui est sanctionnée pénalement. L'article 432-12 du Code pénal le définit comme le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement.
La question dans l'affaire Kohler/MSC revient donc à savoir si celui qui n'était pas encore le secrétaire général de l'Élysée a bénéficié directement ou indirectement des votes concernant les contrats à venir entre la firme italo-suisse et le port du Havre. Attendons donc la réponse de la justice.
L'interventionnisme de l'État dans la vie économique favorise les conflits d'intérêts
La mise en cause de M. Kohler, anciennement représentant de l'Agence des participations de l'État (APE), par Anticor et Médiapart, pose de plus la question de l'existence de ces conflits d'intérêts potentiels compte tenu du poids de la présence de l'État dans notre économie. Cette pression s'exerce notamment à travers ses participations au capital de nombreuses entreprises du secteur concurrentiel. Le bras armé de ces interventions est l'Agence des participations de l'État (APE) créée en 2004 et placée sous la tutelle du ministre de l'Économie et des Finances. Comme on peut le lire sur son site,
L'agence des participations de l'État incarne l'État actionnaire, investisseur en fonds propres dans des entreprises jugées stratégiques par l'État, pour stabiliser leur capital ou les accompagner dans leur développement ou leur transformation.
Les entités relevant du périmètre de l'APE sont nombreuses et variées et il est permis de s'interroger, pour certaines, sur leur caractère stratégique. Il faut dire que cette caractéristique est suffisamment élastique pour permettre de qualifier de stratégique toute entreprise tricolore dès lors qu'on fait référence au patriotisme économique. À cela il faut ajouter leurs filiales et les participations dans les entreprises dont l'État détient au moins 1 % du capital.
Les entités relevant du périmètre de l'APE comprennent, pour n'en citer que les plus emblématiques : Aéroport de Paris, Casino d'Aix-les-Bains, Charbonnage de France, CNP-Assurances, France Télévisions, GDF-Suez, La Française des jeux, La Poste, Orange, Peugeot, Renault, Safran, SNCF, SNPE, Thales, etc. À travers l'APE l'État participe à la nomination de 765 administrateurs de sociétés qui réalisent un chiffre d'affaires total consolidé de 147 Md€. Les chiffres parlent d'eux mêmes. Dans ces conditions, les risques de conflits d'intérêts sont démultipliés.
C'est donc bien le nombre d'administrateurs nommés par l'État dans des sociétés privées qui pose problème. La solution serait alors d'interdire à ces anciens administrateurs d'occuper des fonctions politiques comme dans le cas de M. Kohler. Mais alors, l'État se priverait de l'expérience accumulée par ses hauts-fonctionnaires ? Tous ceux qui mettent en avant le fonctionnement des pays anglo-saxons, soi-disant plus vertueux dans de telles affaires, oublient cette particularité bien française qui favorise effectivement les conflits d'intérêts pouvant se transformer éventuellement en prise illégale d'intérêts.
Ce sont pourtant les mêmes qui plaident pour toujours plus d'État. Au-delà de la mise en œuvre de chartes internes aux entreprises, ou de codes de bonne conduite, la meilleure façon de limiter ces dérives serait donc de réduire l'emprise de l'État sur les entreprises privées.